Guinguinéo où je suis né … Pour que le train siffle encore …
Ce matin, en scrollant mon smartphone, je suis tombé sur une publication qui m’a interpelé si densément que mon esprit s’est figé, comme rétif à la marche du temps qui refusait de s’arrêter. Le monde autour de moi suivait sa tendance à l’évolution. Je m’abstenais de le suivre dans son rythme effréné qui le rend si fugace. Alain raille l’homme pressé qui court comme s’il y avait le feu à la maison et qui, sitôt arrivé à destination se met à la terrasse d’un café pour prendre un verre.
Le temps prétend nous laisser derrière, sur sa trace et s’ingénie à effacer de notre mémoire ce qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui. Il n’est pourtant qu’un tableau d’écolier ; on efface, on écrit et vice versa. Il ne suspendra jamais son vol, n’en déplaise à Lamartine. Mais suivant Mariama Ba, nous gardons intacts nos souvenirs, sel de notre mémoire.
Nous avons dit souvenirs … Dans le placard de notre mémoire, sont rangées des instantanéités aussi évanescentes que la fumée d’une bougie. Quelques restes de nos faits et gestes s’y égaillent, planent et disparaissent comme la première lueur du jour. Mais, dans le coin le plus reculé de notre esprit, gît le gratin de notre passé, le sel de notre mémoire.
C’est de là qu’a surgi ce matin, des images de ma luxuriante Guinguinéo d’antan.
J’ai souvenance de ces hivernages pluvieux qui remplissaient les marigots d’où l’on entendait le croassement continuel des crapauds, ces cours d’eau complices de nos baignades interdites.
J’ai souvenance de la chasse aux oiseaux, au lièvre, à la perdrix et à l’écureuil dans cette brousse généreuse aux arbustes cachottiers où se terrait le gibier apeuré.
J’ai souvenance de nos chapardages réguliers de mangues, de goyave et autres fruits que rien ne justifiait, tant la nature nous avait dotés en arbres fruitiers ; jujubiers, dimbs, anacardiers, orangers, citronniers et autres tabaa.
J’ai souvenance de ces concessions sans clôture, le flanc au vent ; on allait d’une maison à l’autre, déjeunant ensemble par ci, dinant tous par-là dans la joie et l’allégresse.
J’ai souvenance de ces dames, gracieuses et rayonnantes de bien être qui, ensemble se rendaient au marché d’où elles revenaient dans le même entrain par la même route habituée aux badineries et autres allusions perfides.
J’ai souvenance de quelques chauffeurs et quelques conducteurs de calèches qui nous maudissaient parce que nous installions nos petits camps sur l’asphalte, terrain risqué pour nos matchs de foot super animés.
J’ai souvenance, en autre saison, du flux des charrettes venant des nombreux villages environnants et de ces longs camions chargés d’arachide qui se suivaient à perte de vue.
J’ai souvenance de ces boutiques qui pullulaient dans les quartiers ; leurs tenanciers, ces maures qui par leurs manières et leurs façons, ajoutaient leur singularité à notre décor bien « sénégalien ».
J’ai souvenance de ces Libanais aussi près de leurs sous que nonchalants, qui contrôlaient les boulangeries, le commerce des tissus et des objets de valeur, sans oublier les salles de cinéma et même de coiffure.
J’ai souvenance des bars où coulait l’alcool à profusion, les buvettes et les restaurants qui bordaient le grand marché de la ville. Evidemment, on y trouvait ce qui existe dans toutes les grandes agglomérations, des maisons closes le jour, portes ouvertes le soir.
J’ai souvenance de l’arène de lutte connue de toute la région, (Mame Gorgui Ndiaye y fit une prestation légendaire) du champ de course où s’affrontaient dans des duels hippiques des chevaux de grande renommée du Sénégal et de la maison des jeunes qui a accueilli moult orchestres en vogue et assez de troupes théâtrales. On venait y faire la fête.
J’ai souvenance de nos longues parties de thé (attaaya) à l’ombre des fromagers géants dont les robustes racines sorties de terre nous servaient de sièges.
J’ai souvenance de la maternité de ma naissance et de l’hôpital qui faisaient notre fierté du fait des deux grands noms qui y officiaient. Charles Ndiaye et Sophie Turpin, l’un Médecin généraliste, l’autre sage-femme. Des malades leur venaient des pays voisins. Devinez pourquoi.
J’ai souvenance de ces quartiers à la toponymie trompeuse. Kanène pour les toucouleurs, Thiéreer pour les seereers, Waalo et Paaleen pour les wolofs, Gàdd ga pour les Maures, Balière (barrière) pour les peuls, Campement et Farabougou pour les Bambaras … Dans la réalité, il y avait un tel brassage qu’il y avait tout le monde partout. Tenez, fils de seereer ayant grandi au quartier Thiéreer, je ne parle pas ma langue maternelle parce que notre quartier était habité majoritairement par des cheminots et des artisans venus de tous les coins du Sénégal et même d’ailleurs. On n’y parlait que le Wolof, cette langue quelque peu envahissante et hégémonique dans son allure. Cet extraordinaire brassage faisait la beauté de Guinguinéo à l’image du tableau que nous indique A. Hampâté Ba.
J’ai souvenance de ces petites plaisanteries qui nous venaient de celui que nous appelions affectueusement Mame Fodé, quand nous le saluions sur la route de l’école. Fodé Diouf, dernier roi du Saloum (La royauté seereer se transmettant par la lignée matrilinéaire) était, dans sa majesté, un homme aussi doux que sa présence était imposante. Nous adorions perdre quelques minutes avec lui. Il aimait les enfants, ça se lisait dans ses yeux, quand il papotait avec nous, le coeur ouvert.
J’ai souvenance de ces écoles qui ont formé des générations de bons citoyens, la mienne n’étant pas la dernière. Nous leur devons de grands cadres, diffus dans la masse des fonctionnaires internationaux. J’en ai trouvé un à Addis Abeba à la Communauté Economique Africaine (CEA). Je l’appelais Grand Dièye. Son père a été inspecteur des postes à GGéo. D’autres sont plus connus : Général Diouldé, Mbagnick Ndiaye (Gouverneur), les ministres Mansour Sy Youssou Touré, Babacar Diop et le Premier ministre Souleymane Ndéné Ndiaye.
J’ai souvenance de ces moments où le chômage n’était pour nous qu’une vague idée, sinon une chose impossible. D’ailleurs des travailleurs saisonniers nous venaient du Mali et des deux Guinées, chaque année, d’une saison à l’autre. A Guinguinéo, si les adultes ne travaillaient pas à la mairie ou à la fonction publique, ils étaient à l’ONCAD (organisme de l’état pour la production et la commercialisation de l’arachide), dans l’artisanat, dans les champs, à l’usine de décorticage des arachides, au Chemin de fer.
Enfin, parlons du chemin de fer. Tout ce que je viens de relater, n’eût été possible en aucune façon, sans le train qui faisait de ce coin du Sénégal, l’un de ses centres les plus fédérateurs. Une ligne de chemin de fer, aussi importante que le Congo océan, traversait le Sénégal, de sa pointe ouest (Dakar) avec jonction sur Saint Louis au Nord et Kaolack au centre, à sa sortie à l’est (Kidira) pour faire cap sur Bamako au Mali. Le Mali ne disposant pas de côte maritime, toutes ses marchandises, (denrées, véhicules, grosses machines) transitaient par le train qui faisait longuement escale à Guinguinéo. Quotidiennement, des flux extraordinaires de passagers et de marchandises diverses passaient par la Gare de Guinguinéo, opérationnelle le jour et la nuit. Elle fut l’une des premières communes du Sénégal à être éclairée, le long de la route goudronnée bordée de cailcédrats, par des lampadaires, dès les années 70. C’est ici et nulle part ailleurs que le train tourne en demi-cercle pour faire demi-tour.
Beaucoup de cheminots se sont installés sur place, dont le père de Youssou Touré. Les activités étaient florissantes. De partout, des artisans vinrent s’installer : menuisiers, cordonniers, maçons, tailleurs, bijoutiers, sculpteurs, tanneurs, vendeurs et autres teinturiers, des marabouts et des charlatans aussi.
Ainsi allaient les choses. Le chemin de fer rythmait la vie des habitants de GGéo. Au dépôt où on réparait les trains endommagés, il y avait une sirène qui était notre horloge. Dès son premier coup de sifflet du matin, on se préparait pour l’école. A midi, 14 heures et même à l’heure de la coupure du jeûne pendant le Ramadan, on entendait son hurlement …
Un beau jour, le train s’est arrêté de siffler, la sirène est devenue aphone, les rails sont abandonnés ou simplement démontés. Quel désastre ! Quelle catastrophe !
L’absence du train a tué le négoce, les ardeurs se sont émoussées, les lampes se sont éteintes, les rues sont devenues tristement désertes. Les arbres, désespérément livrés aux bergers virent leurs branches effeuillées pour nourrir leurs troupeaux victimes du marasme produit par des décideurs inconscients. Et comme si cela ne suffisait pas, les mêmes choix politiques qui ont conduit à l’arrêt du train ont privé les paysans de semence et d’intrants en cette période de bombance libérale.
Alors, le cœur meurtri, l’âme en désespérance, ouvriers, artisans, commerçants et paysans s’en allèrent, tête baissée, vers d’autres cieux, laissant Guinguinéo mourir de sa belle mort.
Qui nous a mis dans çà ? Eh ! Dieu ! Qui nous a mis dans ça ?
Gouvernement du Sénégal, espoir de la nation assoiffée de souveraineté, le train sifflera-il à nouveau pour réveiller l’âme du bâtisseur de GGéo en ce moment en totale hibernation ?
Mbegaan Koddu
Ps :
Mes amis d’enfance me surnommaient Peh Jara, du nom d’un ressortissant malien à la conduite tumultueuse. GGéo est le diminutif de Guinguinéo. Enfant, mes grands-parents m’appelaient Mbegaan Koddu en souvenir de leur aïeul Mbegaan Nduur premier roi du Saloum. Mon nom est Waly Ndour. Si, par hasard vous tombez sur un livre dont le nom de l’auteur est Peh de Géo (voir Google), il est de moi. Peh de Géo est l’auteur Peh Jara qui porte Guinguinéo dans son cœur, à jamais.