Un procès pour viol présumé.
(Compte rendu d’une audience au tribunal de Callefour.)
« Le Tribunal ! »
Toute la salle se leva dans un bruissement de vagues marines. C’est comme si les habitants d’un gros village s’étaient levés tous à la fois. La salle était aussi pleine qu’un œuf de perdrix.
En tenue d’apparat, toge noire pan blanc huilé, manches longues et volumineuses en soie, le juge et ses assesseurs firent leur entrée dans une ambiance de divine solennité. Cela préfigurait le jugement dernier. C’était Dieu et ses anges, face à aux petits humains, rien que des sujets soumis. Tout le monde debout ! Et sans le moindre bonnet, s’il vous plaît ! Chacun retint son souffle.
L’huissier qui venait de mobiliser l’assistance disparut.
« Vous pouvez vous asseoir ! » Fit le Dieu du moment, après avoir promené un regard circulaire dans la salle, pour se convaincre de sa propre contenance qu’il voulait sans doute, auguste et magistrale. Pour le public de la salle, c’était la sortie du purgatoire. Le relâchement était palpable. L’on se mit à inspirer fortement et même à murmurer quelque chose dans l’oreille du voisin. Ouf ! On venait d’être libérés.
Le Président du Tribunal mit ses lunettes. Le visage doux à la gravité empreinte, il feuilletait le volumineux dossier qu’il avait sous les yeux. L’avocat général, une dame de grande de taille, plutôt coquette, retroussait de temps en temps les larges pans de sa robe qui lui allait fort bien. Elle était maquillée sans exagération, mais avec un goût d’aristocrate. La noirceur de ses cils et sourcils sublimait son regard tandis que ses lèvres semblaient être mises en valeur sans couleur voyante. Son petit mouchoir de tête légèrement mis sur le côté cassait quelque peu sa correction de sage. L’avocate de la partie civile était du genre femme battante, petite de taille, cheveux coupés ras sans mouchoir de tête, regard de fauve dans un visage d’ange. Ses boucles d’oreille étaient tellement discrètes qu’elles étaient presque invisibles. Elle n’a ni le temps, ni l’envie de se faire belle. Ça se voit tout de suite. Ses va et vient, sa gestuelle, tout en elle annonçait une envie d’en découdre. Elle revisitait son dossier tandis que l’avocat de la défense, la cinquantaine bien sonnée, mimique rare, très concentré, chuchotait quelques mots à son client ou lui tendait l’oreille pour l’écouter avec une attention soutenue. Par moments, il relevait la tête pour balayer l’assistance d’un regard d’hypnotiseur.
« Accusé, à la barre ! »
Sarsan se leva de façon laborieuse, ne tenant que sur une jambe et ne disposant que d’un bras. Avant de faire un pas, il jeta coup d’œil à son avocat qui lui sourit en lui faisant signe d’y aller sans crainte. Tous les regards étaient braqués sur cet éclopé qui allait, s’appuyant de son bras droit sur sa béquille qui lui tenait de jambe droite, le chicot de son bras gauche ne pouvait se balancer, tellement il était court.
On le regardait bouche bée avec un sentiment diffus. Le vigoureux Sarsan Guignard d’il y a quelques années, l’ancien militaire, le sergent au physique d’athlète, ce jour-là aussi diminué qu’un pigeon blessé aux deux pattes et à l’aile droite ! Cela suscitait vraiment la pitié. Mais en même temps, peut-on avoir une empathie quelconque pour un père qui viole sa fille ? « Oui ! Sa belle-fille, c’est quand même sa fille ! » Disait-on.
Face à l’imperium du juge, la touchante fragilité d’un homme qui n’était plus qu’une piètre caricature de lui-même. Sarsan était physiquement amoindri de façon incapacitante et moralement atteint de la manière la plus avilissante que l’on puisse humainement supporter. Un moment, il pointa sur le juge un regard irisé de multiples formes émotionnelles où se mêlaient honte, dégoût, colère, révolte… Puis, il baissa les yeux. C’est alors que se produisit dans son cerveau comme un bourdonnement tumultueux et assommant qui, tout d’un coup, lui anéantit l’esprit.
Il s’écroula par terre. Aussitôt, l’interprète et l’huissier se précipitèrent et, précautionneusement, l’aidèrent à se relever. Ils le tenaient comme les tuteurs d’une plante à protéger. Son unique jambe tremblotait…
On suspendit la séance pendant un long moment. Puis, quand elle fut reprise, on trouva une chaise à l’accusé. Assis sur son siège, la jambe tendue pour éviter l’ankylose, il écoutait la prévention du juge, répondant d’abord aux questions de celui-ci, puis à celles de l’avocat général ainsi qu’à celles des autres avocats.
Les témoins passèrent et narrèrent l‘événement, parfois par l’entremise de l’interprète. En même temps, ils ont répondu aux questions du Tribunal.
Le premier témoin, une dame mûre, déclara avoir rencontré la nommée Saradia Labaado qu’elle connaissait déjà, vers le crépuscule. Selon elle, la fille venait du centre-ville, tout en pleurs et marchait péniblement en écartant les jambes. A sa question, la fille a répondu qu’on venait de la violer.
Une deuxième femme affirma avoir aperçu de loin ce qui devait être la scène du viol. « La lumière des lampadaires n’était pas suffisante pour qu’elle pût distinguer nettement le visage du violeur, mais pour sûr, c’était Sarsan Guignard. L’homme en question était grand de taille, comme lui. Exactement comme lui. Et il était en tenue de surveillant. Il l’avait plaquée contre le mur de la Banque. »
Puis ce fut le tour du Commissaire de Police qui a mené les enquêtes préliminaires. Il déclara : « Au début, il était sur le point d’avouer les faits. Mais Inspecteur Mbong Taqe a cru bon le faire assister d’un avocat. Depuis l’entrée de ce dernier dans le dossier, le Sieur Guignard nie tout. Cependant, tout l’accuse : surtout les témoignages et le certificat médical. »
Le commissaire eut à répondre à deux questions de l’avocat de la défense : « Reconnaissez-vous avoir dessaisi l’Inspecteur Mbong Taqe du dossier ?
- Oui. Fit l’officier en se tournant, non sans morgue, vers l’avocat.
- Pourquoi ? Renchérit Maître Koota.
- Pour des raisons d’efficacité et de rapidité. » Asséna le chef des policiers.
Après cette réponse, l’avocat déclara au juge qu’il n’avait plus de question à lui poser. On pria Monsieur le Commissaire de retourner à sa place.
Ensuite, ce fut le tour de l’expert psychiatre qui passa pour affirmer que Sarsan Guignard était en bonne santé mentale au moment des faits, son discernement n’ayant pas été aboli. Il était donc en mesure de recevoir une sanction pénale.
Après l’expert, l’avocat de la partie civile se leva et se mit à intervenir. Tout bruit venait de cesser. Sa voix au timbre masculin domina le prétoire.
« Monsieur le Président, cet homme qui fait le supplicié avec ses faux airs, est en réalité un monstre, un violeur, un pédophile incestueux. La société civile, ici présente, verrait d’un bon œil qu’il meure en prison car un prédateur pareil, dès que libéré, son instinct de violeur le poussera, de prime à bord, à traquer une nouvelle proie à pénétrer. Il serait bon de l’astreindre non à un repos biologique ou à une quelconque castration, mais à un sevrage définitif, ce qui serait une judicieuse mise en œuvre de la loi sur la criminalisation du viol que tout Séguima approuve.
Mais, Monsieur le Président, si je suis là, c’est surtout pour défendre ce qui reste de la vie de la victime, ma cliente. Que va devenir cette jeune Saradia Labaado ? On lui a volé son enfance, sa joie de vivre, son avenir. Orpheline d’un père très aimant, elle est violée par le nouveau mari de sa mère. La voici traumatisée à vie par un viol, cet acte ignoble qui a entraîné chez elle une déficience psychique notoire. C’est ce qui ressort des examens psychiatriques auxquels elle est régulièrement soumise.
Monsieur le Président, ce que nous révèle l’actualité est difficile à admettre, mais les faits sont têtus : tel a égorgé sa femme pour des histoires de « Tu n’as pas mis assez de sucre dans mon café ». Un autre plante soixante-quatre coups de couteau dans le corps de sa pauvre compagne parce que celle-ci l’avait quitté pour vivre avec qui elle veut. Voyez cette fille qu’on a trouvée vierge à sa mort, qui a résisté à son agresseur au prix de sa vie. La presse quotidienne foisonne de faits divers les plus poignants, les uns que les autres. Il ne se passe pas un jour sans qu’on ne nous parle d’un homme qui tue une femme. L’homme est redevenu ce qu’il était avant, un mâle dominant qui tue pour du sexe. On dirait que quand il se réveille le matin, la chose à laquelle l’homme pense en premier, c’est comment faire souffrir une femme, de quelle manière en tuer une…Que de violences basées sur le genre ! Heureusement que, s’adressant à ce qui lui reste d’humain, la loi est là pour le dissuader ou pour le sanctionner quand il cède à son instinct d’animal de brousse. Pour que cessent toutes les formes de violences, de la plus sordide à la mieux élaborée du genre : « Donne-moi à boire ». Monsieur le Président, il faut que la loi s’applique sur toute sa rigueur. Que les mâles se mettent dans la tête pour de bon que leur soi-disant arme de destruction massive qu’ils ont sous la braguette ne nous soumet plus au syndrome de Stockholm comme jadis. Nous nous mettions à genoux, la calebasse d’eau sur la tête et ils nous crachaient dessus. Cela est fini, car, le système patriarcal qu’ils avaient inventé pour nous dominer vit ses derniers jours. Femmes, nous allons dominer. D’ailleurs, notre bonheur, nous savons le trouver maintenant, même sans eux.
Monsieur le Président, vous voudrez bien pardonner ces quelques envolées. Les circonstances font qu’aujourd’hui, je suis l’avocate de toutes les femmes. Cela dit, le souci du législateur est de faire régner l’ordre et la paix dans la société pour que tous, nous puissions communier dans un « vivre ensemble » harmonieux. Voilà pourquoi, Monsieur le Président, il vous permet d’éloigner le diabolique Sarsan Guignard de la société où il risque de continuer à faire du mal à des filles innocentes comme Saradia Labaado. En effet, l’expertise psychiatrique présente un homme jouissant de toutes ses facultés mentales, mais timide et lunatique, capable du meilleur comme du pire. Cette fois, il a montré son sale caractère, celui d’un violeur, peut-être occasionnel. Rien ne nous dit d’ailleurs qu’il en est à sa première forfaiture. En tout cas, il ne peut nullement se dérober. Personne ne peut nier l’évidence. Tout l’accuse : les faits sont tangibles, les témoignages sont probants, le certificat médical est convaincant. Il importe maintenant de l’empêcher de le faire à nouveau, car, nous le savons tous, le viol est une véritable catastrophe. Il produit des ravages psychologiques irrémédiables. Cette fille-là est marquée pour de bon. Le reste de sa vie, elle connaîtra, cauchemars, perturbations psychologiques, sexualité anormale, aboulie, tantôt anhédonie, tantôt hyper sexualité, problèmes relationnels de toutes sortes. Voilà pourquoi le législateur a cru bon de criminaliser l’acte de viol défini par l’article 19-58 du Code Pénal comme : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature que ce soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte menace ou surprise. » Dans le cas d’espèce, tous les éléments de l’infraction sont réunis.
Je vais conclure, Monsieur le Président, en demandant qu’il soit donné à ma cliente la chance de se restructurer, de s’accepter en tant que femme, de cesser de se culpabiliser. Pour cela, sont nécessaires un suivi psychiatrique et une réalisation sociale. Ce qui ne saurait se faire sans revenu financier. L’argent ne lui rendra pas sa dignité mais il lui permettra de se soigner et de réaliser quelques projets qui lui permettront, de temps en temps, d’oublier son malheur. C’est pourquoi, Monsieur le Président, je demande pour ma cliente une indemnité compensatoire, en sus du pretium doloris, de vingt millions d’ECOs. Sachant compter sur votre sens élevé de la justice, Monsieur le Président, nous nourrissons l’espoir que votre décision, redonnera à Saradia Labaado un goût naturel à la vie. Ce qui, aux yeux des institutions internationales et de tous les citoyens du monde qui nous regardent en live, ne fera que grandir notre institution judiciaire dont le rôle d’avant-garde dans la sous-région est connu et reconnu. Monsieur le Président, nous sommes en danger ! Sauvez-nous ! » C’était son dernier mot.
Elle alla s’asseoir.
Comment décrire l’attitude du juge, face à cet appel au secours où l’humour le disputait au pathétique ? Avec un air entendu, le Président du Tribunal, le sourire engageant, lui a répondit : « Merci Maître ! »
Le visage de l’avocate se dérida. Etait-ce parce qu’elle devinait dans la posture du juge, une promesse de protection ? Ou, simplement, était-elle satisfaite de sa plaidoirie ? En tout cas, on ne voyait pas ses dents, mais ses yeux souriaient, brillant comme un verre en cristal taillé à la meule.
Retournée à sa place, toute rassérénée, son visage révélait la douceur d’une tranquillité retrouvée. On vit alors, se dégageant d’elle, comme à son insu, un charme ravalé, une beauté longtemps contenue, refoulée, malmenée ou négligée au prix d’une masculinité revendiquée avec hargne.
Et ce fut au tour de Madame l’avocat général, de prendre la parole. Elle ne se fit pas prier.
Elle se leva, dans une attitude à allure princière, dominant l’espace de sa grande taille. Sa prestance empreinte d’une féminité naturelle, dégageait à la fois dignité, élégance et assurance. Elle fit ses développements dans une voix neutre, sans aucune charge émotive. « Notre société, suivant les convulsions d’une civilisation dominante dite universelle, elle-même en décadence, subit un phénomène non maîtrisé, de perte drastique des valeurs qui l’ont fondée. L’anormal est devenu la norme. Dans la nouvelle conscience humaine, ce qui était permis est interdit et ce qui était interdit est permis. C’est l’inversion des valeurs.
Monsieur le Président, voilà la nouvelle donne qui nous amène au procès de ce matin. Il ne s’agit pas d’une opposition frontale entre les hommes et les femmes. Les hommes étant des prédateurs dangereux et les femmes une espèce fragile à protéger. Non ! Il faut surtout se démarquer du schéma trop réducteur et rigoureusement manichéen de genres humains antagoniques : l’un, fort et méchant, l’autre faible et bonne. Santi subito pour les femmes, la géhenne tout de suite pour les hommes.
Ce dont il s’agit, c’est une organisation sociale qui se délite ; le groupe social est traumatisé par tous ces meurtres en série, ces assassinats en répétition, ces cas de viol récurrents dans tous les genres. Il y a juste quelques jours, ici dans cette même salle, nous avons traité du cas d’une dame qui a tué son mari d’un coup de fusil. Et personne parmi nous n’a oublié cette autre femme qui a ébouillanté sa voisine pour une banale histoire de jalousie basée malencontreusement sur une regrettable erreur. Et puis, il n’y a pas que les filles qui sont violées. Les garçons connaissent le même sort. Ils sont journellement violés sans qu’on s’en émeuve. Pourtant, les garçons victimes de ce fléau, vivent les mêmes chaos psychologiques que les filles qui sont dans leur cas. Dans le cas des garçons, sur quel genre ces violences sont-elles basées ? Pourquoi ne pas accepter la vérité, à savoir que ces violences sont simplement le résultat des tensions d’une société en pleine crise ? Elles ne sont pas sélectives. Elles s’abattent aussi bien sur les hommes que sur les femmes.
Monsieur le Président, nous savons tous que la loi est là pour rétablir les équilibres. Pour cela, le législateur a répondu au souci du politique de renforcer le cadre légal de la répression des infractions à connotation sexuelle. L’article 254 du Code de Procédure Pénale prévoit une peine plafond « réclusion criminelle de dix à 20 ans sans possibilité de réduction » mais cela dans des cas bien spécifiés que l’on ne retrouve pas dans l’affaire qui nous occupe ce matin. En effet, il n’y a eu ni mutilation, ni séquestration et la victime, bien que mineure au moment des faits, avait plus de 13 ans. Dès lors, notre affaire tombe sous le coup de l’article 143 qui prévoit 5 ans minimum et 10 ans au maximum. Le principe de la confusion des peines aidant, le prévenu, coupable à la fois de viol et de pédophilie, ne peut encourir plus que ce maximum de la peine.
Monsieur le Président, cet homme qui est à la barre a violé sa belle-fille. Comme vous le savez, il est difficile, en matière de viol, d’apporter une preuve irréfutable. Cependant, en l’espèce, le coupable est tout désigné à la fois, par la victime, les témoins et les faits. C’est ce que l’enquête de police, le certificat médical et les conclusions du juge d’instruction ont révélé sans aucune ambiguïté. Dès lors, on est en face d’un faisceau d’indices concordants qui accablent impitoyablement le prévenu.
Cependant, Monsieur le Président, il est constant que notre littérature constitutionnelle actualisée en fonction des avancées démocratiques, a marqué une réelle évolution sémantique sur le plan de la légistique : « La justice est rendue au nom du peuple, pour le peuple. » Cela doit produire sur nous, praticiens du droit, l’effet d’une piqûre de rappel. La justice que nous rendons doit correspondre à l’aspiration du peuple qui évolue dans le cadre d’une société, selon une culture donnée. Plus la société avance, plus elle se corrompt et se détruit. Mais le point d’équilibre, c’est l’intersection des valeurs qui fondent notre perception humaine de la vie. Il faut y rester vaille que vaille pour ne pas sombrer dans le chaos. Je dis ici, aujourd’hui, au nom de la société que je représente, que l’harmonie vaut mieux que le désordre, quoi qu’elle puisse nous coûter, en termes de sacrifices. D’ailleurs, nous faisons confiance à la nature. Elle reprend toujours ses droits. Partout où l’humain fait des ruines, elle remet l’esthétique avec éthique.
Monsieur le Président, tout bon jugement est un produit rendu sur commande du peuple et non sur la prescription d’une frange partout minoritaire qui, nantie de forces surréelles, pollue la planète par les émanations des larves indécentes qu’elle projette comme un météore qui traverse l’atmosphère qu’elle détruit à dessein. Voyez-vous, Monsieur le Président, J’ai peur qu’en suivant certaines théories, qui vont jusqu’à remettre en cause le patriarcat, gage de stabilité, qu’on en vienne à opposer un genre contre un autre, les hommes contre les femmes, dans une lutte insensée pour le pouvoir. Alors, que veut le peuple, dans le cas d’espèce ? Que le coupable paye pour sa faute et non pour toutes les fautes de tous les hommes. Il est essentiel que le sujet en faute effectue personnellement le parcours de sa propre contrition. Le sieur Sarsan doit payer en tant que Monsieur Guignard, ayant violé sa belle-fille et non en tant que mouton noir de la bergerie qui doit payer pour tous les péchés du genre auquel il appartient. Et pour cela, voyant qu’il a déjà purgé quatre ans de détention préventive en sus de la sanction que le peuple lui a infligée avant l’intervention de la police, je préfère ne pas ajouter à la surpopulation carcérale avec un présumé coupable sur lequel se sont manifestées toutes les fonctions de la peine, pas la dissuasion la moindre. Et puisque l’enquête de personnalité révèle qu’en société comme en prison, il a un bon « vivre ensemble », nous n’avons rien à craindre de cet homme qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Il y a le droit, il y a l’émotion que suscite la vue de cet homme qui a subi la vindicte populaire, qui a été lynché par une foule en colère au point de le rendre aujourd’hui impotent et humilié. Néanmoins, je ne vais pas faillir à ma tâche en tant qu’organe de poursuite mais aussi, gardien des libertés individuelles.
Monsieur le Président, je requiers pour l’accusé une peine de prison de 5 ans dont un an avec sursis. Ce qui aurait pour conséquence son élargissement immédiat. J’en ai fini. »
Elle se rassit, fière d’avoir défendu sa société avec verve et compétence.
A nouveau régna un silence de cathédrale. Pas pour longtemps, car, du côté opposé à celui de l’avocat de la partie civile, un homme en robe noire s’était levé. Il avait une ride plongeante qui lui creusait profondément le front. Son teint mi-figue mi-raisin contrastait d’avec la rougeur de ses yeux qui projetaient un regard perçant. Il faut le dire tout de suite, le personnage exhalait ce genre de maintien dont ne sont capables que les gens d’une expérience avérée. Il venait de fermer un classeur qu’il poussa tranquillement vers sa droite. Puis, il se leva. D’une voix grave, dans une attitude majestueuse de tribun, il se mit à parler.
« Monsieur le Président ! La guerre des genres n’aura pas lieu. Elle ne remplacera pas la lutte des classes. Je m’en vais mettre tout le monde à l’aise. »
En disant cela, Maître Goorgi Koota pivota sur ses talons, fit signe à l’huissier qui entra dans la sphère sacrée suivi de deux agents de sécurité qui transportaient un large tableau en contreplaqué reposant sur un chevalet à la base solide. Ils le posèrent côté entrée, de telle manière que tout le monde pût y voir et ils s’en allèrent.
Maître Koota pria les deux protagonistes de se mettre en scène. Il leur demanda de considérer le tableau comme le mur de la banque qui avait abrité « leurs ébats. »
L’avocat de la partie civile voulut protester objectant que la reconstitution des faits doit être assujettie à un certain formalisme. Maître Koota lui rétorqua que justement, il ne s’agissait pas d’une reconstitution puisqu’il n’y avait pas de transport sur les lieux, mais d’une simple simulation pour aider à la manifestation de la vérité.
Le juge donc laissa faire.
« Mademoiselle Saradia Labaado ! Fit l’avocat de la défense. Voici le mur de la banque contre lequel Monsieur Sarsan Guignard t’a violée, le cinquième jour du deuxième mois de l’année des inondations récurrentes. Reprenez la position qu’il vous a fait prendre ce jour-là. »
Elle se mit à hésiter, jetant des coups d’œil de gauche à droite.
« Il vous avait plaquée contre le mur, n’est-ce pas ?
- Oui ! Répondit la fille, sans hésiter.
- Alors, adossez-vous contre le mur. Quant à vous, Monsieur Sarsan Guignard, mettez-vous sur elle, exactement, comme ce jour-là ! On vous a vus faisant l’acte, en position debout ! »
Bien appuyé sur sa béquille, Sarsan Guignard s’affala sur la fille, son ventre contre la tête de celle-ci. Saradia entreprit de dégager sa tête.
Elle se mit à bouger.
« Voyez ! Monsieur le Président. » S’exclama le vieil avocat.
« Comment dans cette posture, cet homme si géant de taille, peut-il entretenir des relations sexuelles avec cette fille dont la tête atteint à peine le nombril de mon client ? » L’accusé recula, puis, considérant la fille d’un regard attendri, lui dit, d’une voix doucereuse : « Saradia ! Dis la vérité ! »
Sur le coup, la fille s’affaissa, s’accroupit et éclata en sanglots. On l’entendit marmonner quelques mots inaudibles de loin. « Dis ça au juge ! » Pria Sarsan. Alors, la fille laissa échapper : « J’ai fait ça pour me venger contre ma mère.
— Tu as fait quoi ? Demanda le juge.
— Je l’ai accusé parce qu’il devait épouser ma mère. Il ne m’a pas violée. »
A ces mots, Maître Koota revint sur le devant de la scène, l’air triomphant :
« Monsieur le Président, je vais poursuivre ma plaidoirie en narrant le reste. Que l’on retire le dispositif. »
Murmures dans la salle pendant qu’on emportait le contre-plaqué qui, tout à l’heure, avait fait figure de mur, pendant la simulation. Le Président parvint à obtenir le silence. L’avocat poursuivit.
« Le dossier, au début, avait été confié au redoutable inspecteur Mbong Taqe, enquêteur consciencieux, féru de criminologie. Il découvrit que l’affaire comportait des zones d’ombre et tenta de les élucider. A sa grande déception, il a été dessaisi de l’affaire jugée trop sensible car la période électorale était proche. Il ne fallait donc pas fâcher les féministes, qui, grâce à un lobbying engageant, peut organiser les femmes en un électorat important. Le Commissaire arguait qu’il s’agissait de désigner un coupable et qu’il était tout trouvé.
Le fait est, Monsieur le Président, que le jeune inspecteur Mbong Taqe est marqué par sa formation. Il est de cette espèce rare de jeunes qui intègrent la police par vocation et non pour chercher un gagne-pain. Avant de s’engager dans le corps, il a d’abord obtenu une licence en psychologie et un master en criminologie. Dans son commissariat d’affectation, il était chargé des mœurs. Ce problème de viol était donc de son rayon. Il s’y investit et trouva très vite que le dossier comportait beaucoup d’incohérences. Le mur sur lequel étaient censés s’adosser le violeur et sa victime était revêtu, le lendemain du jour du supposé forfait, de la même couche de poussière à l’emplacement indiquée. La taille du Sieur Guignard et celle de Saradia ne leur permettaient pas de pratiquer une partie sexuelle en station debout contrairement à l’affirmation du témoin n 2. Le planning de travail et le rapport de service de la compagnie de surveillance où travaille mon client indiquaient clairement qu’il n’avait pas travaillé ce jour-là et ne pouvait donc être, en principe, en tenue de service. Le 1er témoin affirme que l’enfant lui a dit qu’elle venait d’être violée. Pourtant, la mère de Saradia a déclaré simplement que l’enfant lui avait appris, au cours d’une banale discussion, qu’elle n’était plus vierge et que c’était l’œuvre de son futur mari. Le certificat médical était signé par un certain Docteur Tappale dont le nom ne figurait pas dans le répertoire des médecins de la région. Il était fabriqué par le secrétariat de L’ONG « Pandore en action ». Nous y avons une taupe qui nous a vendu la mèche.
Visiblement le fait de viol n’était pas établi. Mais alors, qu’est-ce qui a motivé cette accusation si fallacieuse ? Tout vient à point nommé pour qui sait attendre. Je vous livre l’affaire.
En fait, l’enfant en voulait à sa mère.
A quatorze ans et demi, dotée d’un physique mature par les caprices de la nature, la petite Saradia Labaado, belle et joyeuse, reçoit une demande en mariage de son professeur de gymnastique. Elle est aux anges et rêve de vivre son bonheur avec celui que toutes les filles voulaient s’arracher. Mais voilà que la « tante du terroir » menace de porter plainte si ce mariage se réalise car la fille est mineure et le mariage des filles de moins de 18 ans est formellement interdit par notre législation. Déception et même déprime. Pour ménager la chèvre et le chou, la « tante du terroir » lui remet des préservatifs et lui conseille de rencontrer ce garçon qu’elle aime, sans crainte de grossesse ou de maladie. Mais le mariage précoce, non. Ce n’est pas bon. La fille alla voir le garçon avec ses petits plastiques. Catastrophe ! Aux yeux de celui-ci, une fille avec des capotes, c’est la perdition. Dégoûté, il ne voulait plus voir son élève qu’il avait voulu épouser.
Cette dernière commença à se morfondre. Sa mère ignorait sa souffrance, menant une vie très gaie notamment en entretenant une relation extra conjugale avec le pharmacien du quartier.
Baaba Labaado, le père de Saradia Labaado meurt un matin dans des conditions suspectes. La fille soupçonne sa mère d’avoir abrégé la vie de son père devenu inutile depuis qu’il a perdu son travail il y avait de cela cinq ans. Elle l’a maintes fois vu écraser une substance rougeâtre dont elle ajoutait la poudre dans le jus de bissap de son père. Une fois, elle l’a interrogée à propos de cette mixture. Mais alors, elle l’a tellement rabrouée qu’elle n’osa plus en parler. Sevrée de l’affection de son père si aimant, Saradia était certaine que les agissements de sa mère n’étaient pas étrangers à la mort de son géniteur. Chagrin affectif atroce, sentiment de désamour pour sa mère, complexe du mal aimé etc. Elle se dit alors que personne ne l’aime, tout le monde la déteste. Devenue irascible, son irritabilité à fleur de peau eut l’effet d’éloigner d’elle ses amies et ses camarades. Toute seule, plongée dans une sombre schizophrénie, elle rumine sa colère et décide de se venger contre sa société que représentent sa mère et son amie, la tante du terroir. Il s’agit d’abord d’éviter que le pharmacien épouse sa mère pour remplacer son papa. Alors, avec application, elle se mit à séduire l’apothicaire. Mais quand elle apprit que sa maman avait arrêté avec lui, puis qu’ayant signé monogamie, il ne pouvait prendre une deuxième femme, elle s’éloigna de cet homme en quête de chair fraîche. Les tentatives du pharmacien pour garder Saradia comme maîtresse furent vaines. La fille le quitta sans hésiter.
Puis, elle voit sa mère avec un nouvel homme, un vigile qui s’est signalé comme un prétendant à la main de sa mère. Alors, à la veille de l’officialisation à la mosquée de l’union entre Sarsan Guignard et sa mère, Saradia Labaado déclare à sa mère avoir perdu sa virginité par le fait du vigile qui allait l’épouser.
Monsieur le Président, comme vous le savez, le psychopathe n’anticipe pas sur les conséquences de ses actes. Mademoiselle Labaado n’a pas pensé aux effets que pouvaient produire sa déclaration. Elle a simplement voulu faire mal à sa mère. Mais c’est la tante du terroir qui a diffusé la nouvelle du soi-disant viol dans les réseaux sociaux, a ameuté tout le quartier et a informé la police. Avant l’arrivée de celle-ci, suivie de celle des sapeurs-pompiers, la foule s’est jetée sur le présumé coupable qu’elle a massacré presque à mort. Sa jambe droite et son bras gauche ont été écrasés. Il a fallu les amputer.
Monsieur le Président, tout à l’heure, vous allez prendre une décision fondée sur votre intime conviction. Comme vous le savez, Monsieur le Président, quand nous parlons français, nous employons des mots savants, des mots forts qui, vus à la loupe, font gros dans notre conscience. C’est quoi l’intime conviction ? La base de la décision du juge ? Est-elle hors de portée des influences ? Ou bien son autonomie n’est-elle qu’illusoire ? Si cet homme est devant nous aujourd’hui, diminué de moitié, c’est bien parce que tous ceux qui ont décidé de son sort, à l’insu de la justice institutionnelle, l’ont fait sous l’influence négative de la rumeur. La fille qui l’a accusé à tort l’a fait pour se venger contre sa mère, veuve noire, femme volage, égoïste, plus soucieuse de ses plaisirs personnels que de la vie de son mari et de l’éducation de sa propre fille. La tante du terroir est une femme sous influence irraisonnée, en quête de revenus et de reconnaissance sociale. Elle tuerait sa mère pour satisfaire les ONG qui l’emploient. Le commissaire a agi suivant les désirs de sa hiérarchie. La Responsable de L’ONG est l’esclave des financements qui lui viennent de l’étranger. Plus elle se mêle d’activités du même genre que celle qui nous occupe, plus, sa côte monte. Madame le Procureur défend les intérêts de la société sous l’œil du prince. Les avocats que nous sommes, vivons de litiges dans lesquels nous avons intérêt à tirer notre épingle du jeu.
Monsieur le Président, vous êtes ici la seule personne à qui Dieu a délégué son pouvoir de juger. En userez-vous selon votre stricte intime conviction ? Si tant est qu’elle puisse exister. Pour ainsi dire, si la Justice n’est pas juste, c’est elle-même qui a tort de n’être pas juste. La vérité est bonne à dire, même si elle nous dérange.
Ce matin, comme j’ai l’habitude de le faire chaque jour, je lisais le Saint Coran. Vous savez quoi ? J’ai pleuré à chaudes larmes. La cause ? Je suis tombé sur la sourate 59, verset 22. Le Livre nous dit, parlant de Dieu : « Il est Celui qui connaît l’invisible et le visible, Celui qui sait l’inconnu et le connu. » Et le verset se termine par : « … Il est le Clément, le Tout Miséricordieux. »
Puis l’avocat se tourna vers le prévenu : « Et vous ! Monsieur Sarsan Guignard ! Saurez-vous nous pardonner, nous autres humains ? Nous ne sommes que des humains, souvent égarés par notre intime conviction. »
Puis, se tournant vers le juge, lui dit : « Merci Monsieur le Président. »
Au moment où il rejoignait sa place, le juge, n’ayant pu retenir ses larmes sortit un mouchoir tandis que le Procureur s’éventait activement à l’aide d’une feuille de papier plié en quatre. A ce moment, l’avocat de la partie civile, la mine tirée, faisait la moue en mâchant du chewing-gum.
C’est alors que le Commissaire, hors de lui, se dirigea promptement vers les dames assises derrière l’avocat de la partie civile. Il trouva la tante du terroir à qui il administra une gifle magistrale. La responsable de l’ONG « Pandore en action » tenta d’intervenir et reçut un coup de tête qui la fit basculer et s’écrouler par terre. Des femmes, comme un essaim d’abeilles s’agglutinèrent autour du Commissaire. Des hommes vinrent à la rescousse de l’officier de police. Agents pénitentiaires, vigiles, parents, amis et autres, chacun défendant son genre, s’acharnait à détruire l’autre. C’était la mêlée, un désordre indescriptible.
Et l’audience ? Le juge et sa suite ont disparu.
Sarsan Guignard se planta alors au milieu de la salle, et, se tenant sur une jambe, brandissant sa béquille, il se mit à crier : « Mon verdict !!! Mon verdict !!! Mon verdict !!! »
Aux dernières nouvelles, la Justice a décidé, dans l’intérêt du prévenu lui-même, dit-on, de le faire interner à l’asile des fous de Callefour…Les fous de Callefour, sont-ils des fous ?
In Les fous de Callefour
Recueil de Nouvelles
Auteur : Peh de Géo
Les Editions SEGUIMA (Mars 2022)